Bilan d'un conflit

Climats  Février 1946 

 

Le différend entre l'Angleterre et la Russie au sujet de la Perse était à peine terminé, que, déjà, de la solution qui lui avait été donnée les spécialistes tiraient des conclusions optimistes. Ils en déduisaient une doctrine de l'ONU, qui, à défaut d'autre résultat, obtiendrait que les « Grands » ne puisse se refuser à des conversations bilatérales avec les petits. Mais l'écho des débats n'était pas amorti que de plus violents encore allaient  s'ouvrir, Bevin et Vichinsky s'affrontaient à nouveau au sujet de la Grèce.

Vraiment on crut l'organisation naissante dans une impasse. Le débat se réduisait à ceci : oui ou non la présence des troupes anglaises en Grèce menaçait-elle la paix ? La Russie ne demandait plus le retrait immédiat de ces troupes, mais elle ne consentait pas à reconnaître que la Grande-Bretagne ne menaçait pas la paix, bien que, sur ce point, un vote à majorité écrasante se soit prononcé contre sa thèse. L'Angleterre, forte de ce vote et de son bon droit, exigeait que le Conseil de Sécurité reconnaisse expressément qu'elle n'avait pas porté atteinte à la paix. Entre les deux partis adverses les mots les plus pénibles que tolère malgré tout un langage diplomatique se sont échangés. Pendant deux jours, M. Makin, délégué australien et président du Conseil, M. Settinius, délégué américain, et M. Georges Bidault se sont épuisés à la recherche d'un compromis, que dis-je, d'une formule transactionnelle qui sauverait la paix. On annonçait la réunion du Conseil. Après un quart d'heure de séance le président décidait une suspension de cinq minutes. Deux heures après seulement on voyait revenir les délégués des cinq Grands et le président, MM. Stettinius, Bidault, Makin et Wellington Koo semblaient soucieux.  M. Bevin et Vichinsky étaient rouges et essoufflés. Et le Conseil était ajourné au lendemain.

Puis c'étaient de fiévreux conciliabules dans les couloirs du Savoy. On annonçait que M. Bidault avait réussi à trouver un biais qui contentait tout le monde. Non, il ne donnait pas satisfaction à la Russie. Mais entre temps M. Makin avait fait une suggestion. Et puis c'était M. Stettinius.

Finalement il semble bien que celui-ci fût le vrai médiateur dans cette querelle. Le différend s'est soldé par une sorte de procès-verbal constatant que la majorité du Conseil était d'avis que la Grande-Bretagne n'avait pas menacé la paix.

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Et puis est venue la discussion sur l'Indonésie. Elle s'est déroulée presque dans le calme. MM.  Bevin et Vichinsky étaient toujours face à face. Chacun visiblement s'efforçait  pourtant de modérer son humeur. M. Vichinsky fut froid. M. Bevin à vrai dire s'échauffa davantage pour rappeler que ce différent avait déjà été réglé entre M. Molotov et lui à Moscou, et qu'il n'admettrait pas, il le dit une fois de plus, que l'URSS remit sans cesse tout en question.  Le délégué néerlandais parla avec mesure et dignité dans le même sens que lui.

Mais on allait se trouver dans une impasse. De nouveau ce sont les consultations de couloirs et les conciliabules dans les chambres d'hôtel. À l'heure où j'écris, après trois jours de négociations, aucune décision n'est encore prise. Mais à Londres, au lieu de la fièvre du début de la semaine, c'est la lassitude qui a gagné délégués et spectateurs.

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Est-il trop tôt pour dresser le bilan de cette session ? Elle a mis en relief l'inconciliable opposition diplomatique de l'Angleterre et de la Russie, opposition qui se double d'un conflit politico-moral qui s'est révélé dans toute son ampleur lorsque M. Kalinine, président des Soviets, attaqua les socialistes de la seconde internationale, les accusant, avec quelle véhémence, de fascisme et de réaction.

De ce double conflit, les États-Unis sont  l'arbitre. Le comprennent-ils exactement ? Ils disposent des moyens qui empêchent l'Europe de sombrer dans le désespoir. Pathétique fut l'avertissement qu'à la Commission économique et sociale de l'ONU leur a adressé M. Alphand.

Mais les États-Unis ont un autre moyen de nous sauver. M. Léon Blum part prochainement pour l'Amérique solliciter l'octroi d'un large crédit. Réussira-t-il dans sa mission, quelques soient les très exceptionnels dons de persuasion et son prestige ? On peut en douter quand on voit les attaques qui au Congrès  et au Sénat se préparent contre le président Truman à propos de l'emprunt britannique. D'autre part, en mentionnant à peine les États-Unis dans sa déclaration ministérielle, M. Gouin a-t-il bien préparé les voies à son ambassadeur extraordinaire? Décidément nos chefs de gouvernement successifs auraient intérêt à mieux écouter quelquefois leur ministre des Affaires Étrangères. Enfin l'inconcevable vague d'antisémitisme qui déferle aux États-Unis, fait que, quelque admiration qu'on puisse et qu'on doive avoir pour lui, le choix de M. Léon Blum n'est peut-être pas entièrement heureux.

Et l'actif de cette session ? Il est moins faible qu'on ne le croit : 1° les différends ont été nettement abordés ; 2° dans l'affaire de Perse, une des deux plus grandes puissances du monde fut pratiquement obligée de s'incliner. C'est déjà beaucoup. Il se peut aussi que les joutes auxquelles nous avons assisté aient évité des moyens de confrontation plus sanglants. S'il en est ainsi nous avons raison de vouloir croire en l'ONU.